#25 - Civilisation de l'image III
Je me suis déjà bien étendu sur le rôle de l’image à une époque où l’information pullule faisant le lit d’une crise de l’attention désormais bien établie. Bombardés du matin au soir, nous nous tournons vers des contenus qui se consomment plus rapidement; une image a dès lors un avantage comparatif sur un texte, ne serait-il borné qu’à un paragraphe. Dont acte.
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Un peu d’histoire
Avant l’invention de l’imprimerie de Gutenberg, les gens étaient essentiellement analphabètes. La religion communiquait donc essentiellement par oral ou par le visuel. L’Eglise avait le monopole de l’interprétation des textes tandis qu’icônes, cathédrales majestueuses (au milieu de la ville), vitraux, enluminures, dessins, etc. assuraient cette assise.
Arrive l’invention de l’imprimerie en 1450. Les gens s’alphabétisent et commencent à lire. Petit à petit, ils remettent en question la parole du curé. Cela donne le protestantisme, les Lumières, la Révolution française et bien sûr la démocratie. (Oui, je vais très très vite et simplifie à mort)
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Fast forward en 2020, le monde n’a jamais autant lu que par le passé. De par l’éducation plus largement dispensée, mais également par le nombre de contenus disponibles, que ce soit des journaux, livres, brochures, etc.
Et pourtant, la consommation visuelle ne cesse de prendre de l’ampleur au détriment du texte. On le sait désormais, la photo et la vidéo sont privilégiées parce qu’elles capturent mieux l’attention. Dans l’espace public, chaque opération de communication massive devient gagnante.
Les billboards deviennent massifs
Nos saints deviennent “vérifiés”
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A ce stade, je suis tenté de dire que nous sommes retournés à une époque pré-imprimerie. Non pas parce que nous sommes analphabètes, mais parce qu’il y a tout simplement trop. Et quand il y a trop, on finit souvent par rejeter le tout dans son ensemble. Ou, plus probablement, se met-on à réduire au minimum le temps alloué à chaque message, de quelque nature qu’il soit.
J’avais lu je ne sais plus où qu’on pensait que l’accès à l’information résoudrait bien des problèmes. On ne peut plus dire que cet accès est difficile, bien au contraire, nous sommes tombés dans l’effet inverse, du trop.
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Quand on ne savait pas lire, on allait à l’église chaque dimanche écouter le sermon du curé. Il nous remettait les pendules à l’heure et nous essayions d’écouter la bonne parole en suivant les règles de vie qu’il nous inculquait.
De nos jours, nous nous tournons vers les influenceurs (ces mêmes qui sont “vérifiés”). Ils clament avoir réussi à ouvrir X entreprises, perdus Y kilos, etc. Ils vous expliquent quelle routine suivre le matin, pourquoi lire est important, etc.
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Au Moyen Âge justement, les individus étaient obnubilés par la mort. Il fallait faire pénitence pour atteindre le salut (Paradis). Ils passaient donc leur vie entière en se mettant une pression de dingue.
De nos jours, on se moque de la mort, mais il faut aussi faire pénitence. 5 légumes et fruits par jour. Faire du sport. Avoir une vie sociale florissante. Aimer son job. Réussir sa vie de couple. Acheter une maison. Etc. Gare à vous si vous vous écartez de cette norme. Cette idéologie nous vient tout droite d’Amérique, elle a même un nom: #HustlePorn
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#HustlePorn
En Europe, nous vivons sous pavillon américain sans le savoir vraiment. Nous considérons que nous faisons partie d’un tout, appelé Occident fondé sur l’économie de marché, libéralisme et démocratie. Il y a pourtant plusieurs interprétations de cet Occident qui avait deux modèles auparavant, l’américain et l’européen.
Or, Internet a été un formidable outil de propagande pour que l’idéologie américaine se répande au-delà de ses frontières. C’est une forme de néo-colonialisme. Les valeurs d’individualisme, de travail, de réussite personnelle gangrènent le web. Combien de fois ai-je lu des tutoriels de routine sur le web? Combien de vidéos de motivation existent-elles? Combien de conseils en tout genre fleurissent sur la toile? Il faut toujours en faire plus. Et surtout, il faut ACHIEVE! En termes de communication, l’affaire nous a toujours été présentée assez habilement: le rêve américain. Ou, grosso modo, l’idée que si tu bosses suffisamment, chacun peut l’atteindre.
A force d’être exposé à ces contenus sur le web, ces valeurs infusent en nous de manière sournoise. Elle met une sourde pression où la valeur de l’humain est liée à sa réussite et se compte en nombre dollars accumulés.
Or, ce narcissisme égoïste que nous nous imposons rend l’amour impossible, parce que nous n’avons plus de temps à allouer à l’autre obnubilé par nos propres personnes. Ce manque d’amour fait le lit de burnouts en série, que les gens soient en couple ou non. Sans même parler d’amour, ce sont les simples valeurs de courtoisie et de respect envers l’autre. Tout le monde s’en fout.
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Retour au Moyen Age. Je m’étais intuitivement dit que nous étions en plein dedans dans le monde du digital. Après une période dominée par le web 1.0, ou Âge d’or (voire l’Antiquité), de 1995 - 2007, succédait le Moyen âge (ou web 2.0), plus sombre. Si je suis cette théorie, la Renaissance devrait suivre…
En histoire, on apprend que la Renaissance consiste à interroger l’Antiquité pour la remettre au goût du jour. Ce mouvement est déjà en marche, par le retour en masse des newsletters par exemple et je ne serai pas étonné que les blogs suivent le mouvement. On voit déjà des formes de mécénats (www.patreon.com) qui me font diablement penser aux Médicis (cette newsletter par exemple pourrait faire l’objet d’un abonnement). Je vous épargne la naissance des toutes premières banques en Italie à la fin du Moyen Âge, qui font quant à elle échos à l’un de mes posts sur les blockchains et la tokenization.
Si cette hypothèse de travail se confirme, nous devrions également connaître un schisme, avec le dogme de l’#hustleporn d’un côté et, de l’autre côté, un nouveau modèle qui reste à inventer mais qui devrait reposer davantage sur le regard critique. Je ne vous cache pas qu’un retour de la dolce vita me semble absolument nécessaire comme contre-modèle, mais cela ne sera pas simple, car désormais la lutte est avant tout culturelle (voyez les mouvements vegans, féministes, etc.) et pour le moment la domination de l’#HustlePorn est totale.
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Tout cela se déroule beaucoup plus vite, non pas sur 2000 ans, mais sur quelques générations à peine, tout simplement parce qu’il ne faut pas inventer, mais retranscrire l’ancien monde à la sauce digitale. Et nous repassons par les mêmes étapes.
(Et dire que je devais parler d’images, à la base. J’attends avec impatience vos réactions.)
Love,
-E