#10 - Civilisation de l'image
En 2012, j’ai ouvert un blog sur Tumblr sur lequel je partageais chaque jour une image. Ce faisant, je copiais le principe initié par les blogs “this isn’t happiness” et “the classy issue”. Tous deux excellent à vous garder des heures entières sur leur site web respectif, nous invitant à découvrir chacun de leur post qui, il faut bien le dire, parviennent tous à exister dans leur singularité. J’avais une préférence pour le premier, car l’alliance des photos avec des légendes biens senties en faisait un travail presqu’artistique, mais j’avoue que le second était presque plus fort dans la mesure où il nous plonge dans un univers et atmosphère unique mais accessible. Il s’agit de curation à un degré de perfection rarement égalé. Je pèse mes mots.
Je m’étais donc lancé sur leurs traces en suivant d’autres blogs pour trouver toutes ces images et les ai partagées à un rythme régulier. Sept ans plus tard, j’ai 1300 followers sur Tumblr, 150 sur Instagram, 2200 sur Pinterest. ça ne décolle pas mais j’ai appris quelques leçons que je vous livre ici.
RULE N°1: VARIER A CHAQUE POST
Pour réussir, il faut varier à chaque post votre grille. Quelques thèmes sortent du lot, en voici la liste:
Nourriture en mode foodporn;
Mode (haute-couture, street-wear (supreme p.ex), lifestyle, bikini);
Puppys ou chats en mode aww;
Destination de rêve (plages, montagnes, la nature avec un grand N)
L’architecture en mode archilovers;
Le design, en particulier les intérieurs super bien agencés;
La pop culture, par exemple Dragon Ball Z, les Simpsons ou encore Friends;
Les corps parfaits, les couples irrésistibles, etc.
Les célébrités en mode “the impossible cool”
Les thèmes moins évidents:
le skate;
les tatoos;
le surf;
les couvertures de livres décalées;
les “charts” inattendus;
Les doigts d’honneur;
Les mirror selfies;
etc.
Tous ces thèmes sont des dénominateurs communs. On vise large pour toucher le plus de monde possible. On évite des sujets de niche. Ou alors si on choisit ce parti pris, on ne fait que ça, par exemple: the impossible cool, things organized neatly ou encore Accidental renaissance.
Spécificité amusante: les images présentées contiennent jamais d’appareils électroniques. Ils dépeignent un univers parallèle sans digital. Fascinant.
RULE N°2: SÉLECTIONNER LES IMAGES
Les années passant, on développe une compétence connue sous le nom de “visual litteracy”. Ou comment déterminer ce qu’est une bonne image, d’une image moins bonne. Ce sera à n’en pas douter une compétence clé à l’avenir.
Mais revenons à nos moutons, la sélection des images prend un temps fou. Il faut passer en revue des sources infinies puis les repartager, parfois en pensant à la combinaison dans lesquelles on va les publier pour en tirer le maximum d’effets.
RULE N°3: ÊTRE CONSISTANT
Il faut publier tous les jours et même si possible plusieurs fois par jour. C’est peut-être même plus important que la qualité des images.
MONTÉE EN PUISSANCE
Tumblr est un précurseur. Venu du monde des blogs, la plateforme a dès le début pris le parti du minimalisme. Pas de chichi avec des nuages de tags, pas de menu, rien que du contenu. Les artistes et designers se l’approprient pour mettre en avant des oeuvres. Dès lors, Tumblr se démarque par son orientation visuelle qu’elle a conservé depuis.
C’est que Tumblr pêchait (et pêche toujours) pour son référencement. On sait que Google n’apprécie pas les reblogs (duplicate), ce qui en fait un mauvais choix si l’on veut écrire. En revanche, la fonctionnalité "reblog” prend toute sa mesure lorsqu’il s’agit d’images. D’un clic, on repartage une photo que nous avons aimé. Elle peut devenir virale grâce à des frictions réduites au minimum.
Puis est arrivé Instagram qui a rebattu les cartes, parce que l’app tirait mieux partie du mobile en pleine expansion à ce moment-là. Le rachat par Facebook en 2013 a permis de solidifier des premières bases très prometteuses avant de dépasser complètement Tumblr.
Sont venus par la suite Pinterest (la force tranquille), Snapchat (le disrupteur contrarié) et TikTok (la menace venue de Chine). Tous ont pris le parti de l’image; tous reposent sur des contenus visuels.
ARCHÉOLOGIE
Au tournant des années 2000, une petite révolution montre le bout de son nez. Des geeks de la Silicon Valley mettent au point ce que nous avons appelé les blogs, en lançant Blogger et par ricochet le Web 2.0. Ce faisant, ils démocratisent au plus grand nombre la publication et diffusion auparavant monopole des grands médias. N’importe qui peut désormais faire entendre sa voix. On entre de plein pied dans l’économie de l’attention.
Il faut attendre 2007 (arrivée concomitante des réseaux sociaux et des smartphones) pour qu’on parle de crise de l’attention. Ces deux innovations ont réduit les frictions pour rendre la publication le plus simple possible mais surtout le plus accessible. Tant en termes de compétences qu’en termes d’environnement. Où que l’on se trouve on peut publier.
Le nombre d’infos explose; nous avons moins de temps à allouer à chaque post publié.
Ce cercle vicieux se renforce à mesure que notre attention s’appauvrit. Nous avons toujours moins de temps à allouer, la photo se consommant plus rapidement, elle est préférée aux textes. Et ainsi de suite.
AVANTAGE COMPARATIF
C’est là que l’image excelle. Contrairement à un texte dans lequel il faut se plonger, une image peut se consommer très rapidement. Elle attire l’oeil, s’affranchit des langues, se partage facilement, chacun peut se l’approprier d’une manière ou d’une autre. Il s’agit là presque d’une compétition déloyale.
Dans le même temps, les caméras numériques ont fait d’énormes progrès. Celles embarquées sur les smartphones n’ont désormais rien à envier à nos vieux appareils d’il y a dix ans. Chacun, avec un petit peu d’entrainement, peut avoir des résultats très satisfaisants.
Le digital a par ailleurs facilité la duplication, alors qu’à une certaine époque, développer des photos coûtait une fortune. Il n’y a donc plus aucun véritable obstacle pour produire des images. Un smartphone suffit.
Résultat: nous sommes entrés dans la civilisation de l’image. Cet article/interview que je vous mets en lien a été une révélation pour moi. Il a éclairé des pratiques que j’avais quotidiennement mais dont je ne saisissais pas les tenants et aboutissants. J’ai fait un bon de 10 ans en le lisant. Sans lui, je n’aurais pas pu écrire ce billet.
CONSEQUENCES
conséquence n°1
Quand on veut communiquer quelque chose de nos jours, il faut d’abord penser “image”. Comment est-ce que je peux faire passer mon message en utilisant une photo, une illustration ou un dessin? La grande majorité du public le verra sur un smartphone, il faut donc aussi le penser pour petits écrans. Texte gras, image pas trop dense, rapide à comprendre.
conséquence n°2
Ouvrir un compte qui marche sur ces plateformes, bien que toujours possible, sera plus difficile du fait de la concurrence très élevée. Tout le monde s’est mis à l’image, se démarquer sera d’autant plus ardu.
conséquence n°3
Le texte n’est pas mort, car la grande majorité s’étant reporté sur la production visuelle, un espace formidable se libère pour le texte. Moins de concurrence, donc plus d’opportunités. Attention toutefois, notre pauvre attention pourrait malgré tout péjorer cette activité. Sera-t-on toujours capable de lire des livres et de nous y plonger pendant de longues heures. C’est souhaitable, mais rien n’est moins sûr.
conséquence n°4
Visionner 1000 images, ce n’est pas tout à fait pareil que lire 1000 mots. Quelles en seront les conséquences à long terme, je l’ignore, mais assurément y en aura-t-il…
Avec le texte, on a au moins plusieurs siècles de recul…
Love,
-E