#222 - "L'heure des Prédateurs", "Adolescence" et quelques réflexions sur le monde anglo-saxon
En vadrouille en Grèce (que je raconte ici), j’ai pris le temps de lire le formidable essai de Giuliano Da Empoli et de regarder la série Adolescence. Dans les deux cas, j’ai eu un coup de coeur.
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L’heure des Prédateurs
Il arrive parfois qu’on tourne autour d’une idée sans être capable de l’exprimer, puis quelqu’un qu’on n’attendait pas parvient à l’énoncer avec les mots qu’on cherchait. Parfois, ils mettent en exergue une idée, simple sur le papier, mais éblouissante par sa démonstration. Et puis parfois encore, nous avons des idées mais nous doutons de nous-mêmes jusqu’à ce qu’elle soit validée par une personne avec qui on n’a pas de contact. J’en retiens plusieurs de ce petit essai au contenu inégal.
1: Monter la température
Reprenant le scandale de Cambridge Analytica, Giuliano explique le business derrière cette firme. Il part de l’exemple de Coca-Cola et de leurs équipes de marketing (je résume ici avec mes propres mots): “les équipes de marketing traditionnelles produisent des clips publicitaires toujours plus farfelus, engagent des mannequins, dépensent des millions en publicités sur le web et ailleurs alors qu’en fait, ça n’a aucun impact sur les ventes. Pourquoi les gens boivent du coca? Parce qu’ils ont soif! Moi, je monte la température, comme ça ils boivent davantage!”
Et c’est ainsi que le système politico-médiatique fonctionne. La température monte, favorisant à la fois une offre politique toujours plus radicale et une couverture médiatique plus sensationnelle/sidérante.
Difficile de ne pas penser à La Fièvre, cette série Canal dont j’ai parlé l’an passé (un autre coup de coeur) et au livre de Stephan Zweig qui décrivait déjà à l’époque ces mécanismes, mais jamais en des termes aussi clairs à mon sens.
2: XXe vs XXIe siècle
Si l’équilibre entre Etat et économie a conditionné le XXe siècle (dans quels domaines et quelles parts alloue-t-on le budget), individus et données devraient constituer la problématique majeure du siècle qui nous attend. Ce qui est très intéressant dans ce point de vue, c’est que l’Etat est hors jeu. Il l’est déjà en quelques sortes, c’est la thèse de l’auteur, mais l’Etat ne semble pas encore le savoir.
Il a évidemment raison. On voit bien que l’Etat est impuissant à trouver une position adaptée face à ces grands groupes, ce qui fait que l’individu est laissé seul face à eux, parce qu’il les conçoit comme des entreprises au même titre que les autres alors que ces plateformes sont en réalité, un concurrent. On le voit particulièrement avec les jeunes, les Etats tentent de trouver des solutions, l’Australie est avant-gardiste en interdisant les réseaux sociaux avant 16 ans, mais dans les faits, on ne sait toujours pas comment ils comptent mettre en oeuvre leur interdiction. S’il est important de protéger les jeunes, je rappelle souvent que la question se pose aussi pour les adultes! En réalité, l’individu, quel que soit son âge, est seul, mais peut-être plus grave encore, l’individu n’attend rien de l’Etat dans ce domaine. Dans une relation à 3, il vaut mieux être l’un des deux, disait Sacha Guitry.
L’Union Européenne a pour le moment décidé de les taxer à coups d’amendes astronomiques, ce qui représente quelques jours (peut-être des semaines) du chiffres d’affaire de ces mêmes groupes. Autant dire qu’elles n’ont absolument pas l’effet dissuasif espéré. Or, comme l’a montré l’essai de Zuboff “le capitalisme de surveillance”, ces grands groupes n’ont jamais eu l’intention d’appliquer la loi. Quand ils se font prendre la main dans le sac, leurs avocats jouent la montre, font durer les procédures, appels sur appels, des années passent, pendant ce temps, ces grands groupes ont un peu plus affermi leur position, ont augmenté leurs profits et surtout ne corrigent pas ce qui leur est reproché ou alors ne font que le strict minimum pour qu’on leur foute la paix.
3: Le politique est-il ignare ou ne sait-il pas comment empoigner le problème?
Giuliano Da Empoli soutient que le politique n’a pas conscience de ce qui se passe. Il est comme le roi des Aztèques quand les Conquistadors arrivent. Absolument inconscient que tout son empire va s’effondrer par l’arrivée d’une soldatesque de 200 personnes à tout casser. Mais comme il a une technologie qui l’impressionne et que ces nouveaux venus montent des créatures inconnues, il fait preuve de prudence, pensant à tort qu’il s’agit peut-être de divinités. On connaît la suite, sa civilisation va s’effondrer.
Giuliano Da Empoli donc, pense que le politique actuel, c’est ce chef Aztèque qui voit ces geeks de la Silicon Valley inoffensifs. Inconscient de sa future extinction.
Je n’en suis pas certain pour ma part, j’ai l’impression qu’ils n’ont pas l’énergie pour mener ce combat et surtout qu’il n’y a pas de consensus sur le sujet alors que tous les politiques, quels que soient leurs bords devraient s’en alarmer. Du côté américain, le secteur est devenu stratégique et brasse des milliards qu’ils ne vont pas saborder, tandis que du côté européen, personne n’ose interdire ces plateformes de peur de la réaction du public.
4: Les juristes, premières victimes
Giuliano Da Empoli explique que ces prédateurs s’attaquent en premier aux juristes parce qu’ils sont les gardiens de l’Etat de droit. Comme ces prédateurs souhaitent se passer des règles qui les contraignent, ils s’attaquent donc aux juristes. Et de citer quelques exemples de révolution pour illustrer son propos.
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Adolescence (ATTENTION: SPOILERS)
J’y suis allé à reculons, sachant que ce que je verrai ne me réjouirait pas. Et cette série m’a en effet un peu déprimé principalement parce qu’elle donne l’impression que cet enfant est perdu à jamais et que, on le devine, de nombreux autres enfants sont probablement dans son cas, non pas parce qu’ils vont passer à l’acte mais parce qu’ils ont fondé leurs croyances et leurs valeurs à rebours de ce que leurs parents leur ont transmis. De nombreuses personnes qui ont discuté de cette série sur Reddit le disent: ils auraient pu sombrer de la même manière. Et c’est précisément pour cela que ça dérange autant.
A noter que la série est une fiction, mais inspirée de faits qui sont arrivés en Grande-Bretagne (et pas qu’une fois) comme l’explique cet article.
Ce n’est pas simple d’en parler parce qu’il y a plusieurs thèmes traités qui mériteraient d’être discutés, je vais donc en choisir que quelques uns.
Attention, spoilers!
1: Episodes 2 et 4
Contrairement à de nombreuses personnes, j’ai particulièrement aimé les épisodes 2 (à l’école) et 4 (centré sur la famille). Dans l’épisode 2, je trouve très intéressant la manière dont l’environnement scolaire est décrit, avec des enseignants à bout de souffle, mais aussi le langage secret (emojis) utilisé par les communautés en ligne pour passer sous les radars. C’est d’une très grande justesse et démontre à quel point, les personnes plus âgées sont déconnectées (en cherchant le juste mot, j’ai pensé au sens antique du mot “barbare” = qui ne parle pas notre langue).
Les parents n’ont pas les codes pour comprendre ces communautés. L’inspecteur qui peine à avoir une discussion avec son fils en est un exemple. Or, pour en revenir au sujet précédent, que fait l’Etat, quel peut être son rôle? En réalité, les familles sont priées de se débrouiller toutes seules, les grands groupes le savent et en profitent largement. On en revient à l’essai de Giulian Da Empoli, l’Etat peine à trouver son rôle dans cette relation Tech - Grand public.
Dans l’épisode 4, la réalisation montre avec talent que toute la famille est impactée par les événements, qu’il n’y a pas qu’une seule victime dans cette histoire.
2: Le déni
Dans l’un des épisodes, on voit une vidéo de ce qui s’est passé cette nuit-là. On connaît donc l’issue, mais la réalisation fait en sorte d’instiller le doute devant l’aplomb de l’adolescent. On espère une sorte de twist. On a envie de le croire - j’ai eu envie de le croire - jusqu’à l’issue finale. Un déni difficile à gérer et qui démontre l’exceptionnelle réalisation.
3: La responsabilité des réseaux sociaux
Les réseaux sociaux ne sont pas au centre de la série, mais ils sont traités dans l’épisode 1 et 2 lorsque les inspecteurs soumettent au suspect des captures d’écran d’instagram et que le fils de l’inspecteur explique ce que signifie certains emojis. On devine que le suspect s’est fait laver le cerveau par la manosphère. En fait, le suspect est victime d’acculturation. Il a perdu les valeurs qu’on lui a inculquées pour en adopter d’autres. Le problème à mon sens est que les parents ignorent tout de ce processus, jusqu’au stade irrémédiable où ils ne le reconnaissent plus. Dans l’épisode 4, on voit le père assis dans la chambre de son fils s’excuser en regardant sa photo, comme s’il l’avait perdu pour toujours. Est-ce qu’il ne le reconnaît plus ou est-ce qu’il exprime la culpabilité de ne pas l’avoir protégé? La réalisation est suffisamment fine pour laisser libre court à l’interprétation du spectateur.
De manière générale avec les réseaux sociaux, l’immense erreur des sphères dirigeantes est de croire que si elles ont compris une plateforme à un instant T, elles l’auront comprises pour toujours. Par exemple, croire qu’Instagram n’est qu’une plateforme d’hébergement de photos avec des filtres sympas, alors qu’elle a évolué avec le temps, est une grossière erreur. Il faut constamment suivre leurs évolutions et les mouvements culturels qui s’y propagent. La manosphère est souvent - et à juste titre - décriée, mais plein d’autres discours problématiques pullulent. Les grands groupes se sont longtemps défendus en disant qu’ils ne sont pas responsables des abonnements de leurs membres, leur reléguant la responsabilité de ce qu’ils voient, alors que depuis lors, les algorithmes poussent de plus en plus des contenus que les membres n’ont jamais demandés. Ce qui, de fait, les rend responsables.
4: Un réveil bien tardif
La série bat tous les records de visionnage et suscite une prise de conscience, certes, importante mais qui me semble à mes yeux bien tardive. J’ai depuis longtemps prédit que l’issue serait l’interdiction, justement parce que des gens comme Andre*w T*ate peuvent déverser toute leur haine sans aucune restriction.
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Le monde anglo-saxon
C’est là où je vais m’essayer à une théorie. Le monde anglo-saxon semble sombrer, que ce soit aux US ou en Grande-Bretagne. Je ne serais pas étonné qu’il le soit parce que sur le web, la langue dominante est l’anglais et que les autres pays sont en quelques sortes plus protégés de ces phénomènes - même s’ils existent - parce que leur langue y est moins dominante. Les algorithmes parviennent sans doute mieux à cibler les personnes anglophones que celles qui parlent d’autres langues, tout simplement parce qu’ils sont conçus par des anglophones. Et comme ces deux pays ont des ennemis de toute part, ils deviennent la cible de cette zizanie (oui les Russes poussent la manosphère sachant très bien que les divisions féministes/masculinistes ne feront que s’accentuer).
Et après 15 ans de réseaux sociaux, on a deux pays autrefois leaders du monde, extrêmement affaiblis avec une génération potentiellement durablement affectée.
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Wrapping up
💌 Une version en ligne de mes billets se trouve sur mon blog.
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Love,
-E